Le sentier de la Bride abattue

 

DÈS que la Belle ouvrit les yeux à son réveil, elle perçut une excitation inédite dans le château.

De tous côtés, des flambeaux jetaient une lumière éclatante dans la Salle des esclaves, et tout autour d’elle des Princes et des Princesses faisaient l’objet de préparatifs élaborés. La chevelure des Princesses était coiffée et constellée de fleurs. Les Princes étaient oints d’huile, leurs boucles raides peignées avec le même soin que celles des jeunes femmes.

Mais la Belle fut sortie de son lit en toute hâte par Léon, qui avait l’air singulièrement excité.

— C’est Nuit de Fête, Belle, annonça-t-il, et je vous ai laissée dormir un long moment. Il faut nous presser.

— Nuit de Fête, chuchota-t-elle.

Mais déjà on l’installait à la table de toilette.

Il se mit sur-le-champ en devoir de séparer sa chevelure et de la natter. Elle sentit l’air contre sa nuque et détesta cette sensation, et elle se rendit compte qu’il avait commencé les nattes très haut sur sa tête, de sorte qu’elle aurait l’air d’une fillette, plus encore que Dame Juliana. Une longue lanière de cuir noir fut tressée de chaque côté de sa chevelure, et nouée aux extrémités par une petite clochette de cuivre qu’on y fixa. Lorsque Léon lâcha les nattes, elles firent poids sur les seins de la Belle, et sa nuque était exposée comme le reste de son visage.

— Charmante, charmante, commenta Léon avec son expression satisfaite habituelle. Et maintenant, vos bottes.

Et, lui glissant les jambes dans une paire de hautes bottes de cuir noir, il lui demanda de se lever pour qu’il puisse se baisser et les lacer bien serré jusqu’aux genoux, puis lisser le cuir autour de ses chevilles, qu’il l’enserre comme un gant.

Ce n’est que lorsque la Belle leva le pied qu’elle comprit que chaque botte était ferrée au bout et au talon, avec un fer à cheval. Et les pointes en étaient si dures et d’un cuir si fort que rien n’aurait pu lui blesser le bout des pieds.

— Mais qu’est-ce qui se prépare, le Sentier de la Bride abattue, qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle avec une grande nervosité.

— Chuuuut…, fit Léon, lui pinçant et lui aiguillonnant les seins pour leur donner, comme il disait, « un peu de couleurs ».

Puis il lustra les paupières et les cils de la Belle avec l’huile et farda ses lèvres et ses tétons d’un peu de rouge. La Belle eut un mouvement instinctif de recul, mais le geste de Léon était sûr et rapide, et il ne prêta aucune attention à sa réaction.

Ce qui la gênait le plus, c’était que son corps avait froid et qu’il était vulnérable. Elle sentait la gaine de cuir contre ses mollets, et tout le reste de son corps se sentait encore plus mal que s’il avait été nu. C’était une gêne plus terrible que celle qu’avait suscitée en elle la moindre des parures qu’on lui avait imposées.

— Que va-t-il se passer ? demanda-t-elle encore, mais Léon la poussa vers l’extrémité de la table, et oignit ses fesses avec vigueur.

— Elles sont tout à fait guéries, constata-t-il. La nuit dernière, le Prince a dû se dire que vous auriez à courir cette nuit, et il vous a épargnée.

Ses doigts puissants maniaient les chairs de la Belle et une crainte la submergea. Ainsi, on allait la fesser, comme d’habitude. Seulement cette fois, ce serait en présence d’autrui ?

Toutes les fessées humiliantes qu’elle avait reçues devant des tiers lui avaient coûté beaucoup, même si file savait dorénavant que, pour le Prince, elle subirait autant de coups de battoir qu’il le faudrait. Pourtant, des fessées bien rudes et bien fortes, pour le seul plaisir d’autrui, elle n’en avait pas reçu depuis l’auberge sur la route, lorsque la fille de l’aubergiste l’avait fessée pour le plaisir des soldats et des gens du peuple massés aux fenêtres.

Mais il va bien falloir qu’arrive ce moment, songea-t-elle. Et une vision de la Cour assistant à cette fessée comme à une espèce de rituel provoqua en elle une indéniable curiosité qui laissa bientôt place à la terreur.

— Mon Seigneur, dites-moi je vous en prie… Parmi la foule autour d’elle, elle vit d’autres filles les cheveux nattés et bottées. Ainsi, elle n’était pas seule. Et il y avait là des Princes, eux aussi chaussés de bottes.

Pour faire reluire leurs bottes, une poignée de jeunes Princes passaient entre eux à quatre pattes avec tout l’empressement possible, le derrière nu, le cou encerclé d’un petit cordon de cuir auquel était attaché un insigne que la Belle ne put pas déchiffrer.

Mais comme Léon la faisait se lever pour donner quelques touches finales à ses lèvres et à ses cils, l’un de ces Princes vint en larmes, frotter une peau de chamois sur ses bottes. Ses fesses étaient aussi rouges que possible. Et elle vit l’insigne à son cou, qui annonçait, en lettres minuscules : « Je suis en Disgrâce ».

Un Page approcha et assena au Prince un coup sec et sonore de sa ceinture, pour l’envoyer promptement à quelqu’un d’autre.

Mais la Belle n’eut guère le temps de songer à ce qu’elle venait de voir. Léon lui avait fixé les maudites petites clochettes de cuivre aux tétons.

Elle frissonna instinctivement, mais elles étaient fermement attachées, et il lui demanda de joindre les bras dans le dos.

— Maintenant, en avant, simplement, il faut que vous pliez un peu les genoux et que vous marchiez, en levant haut le genou.

Elle commença, étrangement, obéissant à contrecœur, mais alors elle vit tout autour d’elle les autres Princesses qui marchaient de fringante manière, leurs seins saillant gracieusement tandis qu’elles s’avançaient dans le couloir.

Elle se dépêcha, les lourdes bottes l’empêchant de lever aisément le genou avec élégance, mais bientôt elle eut trouvé le rythme, avec Léon à ses côtés.

— Allons, ma chère, fit-il, la première fois, c’est toujours un peu ardu. La Nuit de Fête est une chose effrayante. J’avais escompté que, pour cette première fois, une tâche plus aisée vous incomberait, mais la Reine a donné l’ordre exprès que vous preniez part au Sentier de la Bride abattue, et Dame Juliana vous guidera.

— Ah, mais qu’est-ce…

— Chuuut, ou je vais devoir vous museler, ce qui déplairait fort à la Reine et vous ferait une très vilaine bouche.

Toutes les filles se tenaient à présent dans une salle étirée en longueur, et, par d’étroites fenêtres qui perçaient un mur, la Belle put découvrir le jardin.

Des torches flamboyaient dans les arbres sombres, jetant des reflets inégaux sur les branches chargées de feuilles. Les filles formèrent le rang juste à côté de ces fenêtres, et maintenant la Belle pouvait mieux voir ce qui se déroulait derrière.

On entendait le grand brouhaha de nombreuses personnes, rires et conversations mêlés. Puis, la Belle eut un choc en découvrant, partout dans le jardin, des esclaves en proie aux affres dans diverses postures.

Juchés sur de hauts poteaux ici et là, il y avait des Princes et des Princesses sanglés dans des postures de douloureuses contorsions, les chevilles attachées à ces poteaux, les épaules ployées au sommet. Ils avaient l’air d’ornements, rien de plus, leurs membres tordus rougeoyant à la lumière des flambeaux, la chevelure des Princesses chutant librement dans leur dos. Assurément, si elles ne voyaient que le ciel au-dessus d’elles, chacun, en revanche, pouvait assister à leurs misérables contorsions.

Et de tous côtés, à leurs pieds, il y avait là des Seigneurs et des Dames, la lumière tombant ici sur une longue cape brodée, là sur un chapeau qui pointait sous un voile flottant en une traîne aérienne. Ils étaient là par centaines, les tables disposées dans la profondeur des arbres, dans toutes les directions, aussi loin que la Belle pouvait porter le regard.

Des esclaves magnifiquement parées s’affairaient, pichets en main, de petites chaînes d’or fixées à leurs seins, et les Princes étaient ornés de chaînes d’or passées autour de leurs organes en érection. Avec empressement, ils remplissaient les timbales, ils passaient les plats remplis de nourriture, et dans la Grande Salle, on jouait de la musique.

Les filles de la rangée placée devant la Belle perdaient leur calme. La Belle perçut les pleurs de l’une d’elles, tandis que son valet tâchait de la réconforter, mais la plupart des autres se montraient dociles. Ici et là, un valet oignait encore des fesses replètes d’un peu d’huile ou chuchotait à l’oreille d’une Princesse, et le sentiment d’appréhension de la Belle s’accrut.

Elle ne voulait pas regarder dans la cour ; cela lui faisait trop peur, mais elle ne put s’en empêcher. Et chaque fois, elle découvrait une nouvelle horreur. Il y avait sur la gauche un grand mur décoré d’esclaves membres écartés, et puis elle vit, sur un grand chariot de service, d’autres esclaves attachés aux roues géantes, et qui tournaient en même temps que les roues, tête en bas, à mesure que le chariot avançait.

— Mais que va-t-il nous arriver ? murmura la Belle.

La fille dans le rang juste devant elle, que l’on ne parvenait pas à calmer, était maintenant suspendue par une cheville au bras d’un Page qui la punissait avec une main puissante, et de cinglante manière. La Belle eut le souffle coupé de la voir ainsi fessée, ses nattes tombant sous elle jusqu’au sol.

— Chuut, cela vaut mieux pour elle, dit Léon, voilà qui la déleste de sa peur et l’apaise un peu. Et elle n’en sera que plus libre pour le Sentier de la Bride abattue.

— Mais dites-moi…

— Vous devez vous tenir tranquille. Vous verrez d’abord les autres faire, et vous comprendrez, puis à mesure que nous approcherons de votre tour, je vous instruirai. Rappelez-vous qu’il s’agit d’une nuit très particulière, une nuit de grandes festivités, mais à laquelle la Reine assistera. Et si vous lui faisiez défaut, le Prince serait furieux.

Les yeux de la Belle revinrent au jardin. Le grand chariot de mets fumants s’était éloigné, et pour la première fois elle aperçut une fontaine au loin. Là-bas aussi, il y avait des esclaves ligotés, les bras liés, qui se tenaient agenouillés dans l’eau profonde autour du pilier central, le flot jaillissant en gerbe sur eux. Leurs corps luisaient sous l’eau.

Le valet placé devant la Belle, à côté des filles, riait doucement de la misérable qui, par sa faute, manquerait la Nuit de Fête.

— Certainement, acquiesça Léon lorsque le valet se retourna pour lui jeter un coup d’œil. Ils parlent de la Princesse Lizetta, dit-il à la Belle, qui est toujours dans la Salle des Châtiments, et qui peste à l’idée de rater ce plaisir.

Rater ce plaisir ! Mais malgré sa peur, la Belle hocha la tête à ces mots, comme s’ils étaient tout à fait naturels. Une onde de calme l’enveloppa, elle entendit son propre cœur et ressentit son corps, comme si elle disposait d’un temps sans limite pour les sonder. Elle éprouva le fourreau des bottes de cuir, le claquement de ses fers à cheval sur les dalles, l’air contre sa nuque, contre son ventre. Et elle se dit : Oui, voilà ce que je suis, aussi ne dois-je pas souhaiter moi non plus de manquer cette occasion. Et pourtant quelque chose se rebelle en mon âme ; pourquoi suis-je rebelle ?

— Oh, je méprise ce misérable Sire Gerhardt, pourquoi est-ce lui qui doit me guider ? demanda, à voix basse, la fille devant elle.

Le valet lui répondit quelque chose qui la fit rire.

— Mais il garde le silence, il savoure chaque instant. Et moi j’aime courir !

Le valet rit d’elle. Elle poursuivit :

— Et qu’est-ce que je vais tirer de tout ça ? une misérable fessée. J’accepterais la fessée si je pouvais seulement trancher mes rênes et courir…

— Vous voulez tout ! s’écria le valet.

— Et vous, que voulez-vous ? Ne me dites pas que vous n’aimez pas me voir zébrée et presque couverte de cloques !

Le valet éclata de rire. Il avait un visage chaleureux, la taille petite, les mains croisées dans le dos, et ses cheveux châtains lui tombaient un peu sur les yeux.

— Ma chère, j’aime tout de vous, reconnut-il. Et il en est de même pour Sire Gerhardt. À présent dites quelque chose pour réconforter la petite ouaille de Léon, elle a si peur.

La fille se retourna et la Belle vit son visage coquin, ses yeux bridés, un peu comme ceux de la Reine, mais plus petits, et dénués de cruauté. Elle sourit de ses petites lèvres rouges et pleines.

— Ne soyez pas effrayée, Belle, la rassura-t-elle, mais vous n’avez nul besoin de mon réconfort. Vous avez le Prince. Je n’ai que Sire Gerhardt.

Une grande vague de rires traversa le jardin. Les musiciens jouaient fort, à grands raclements des cordes de leurs luths, en frappant de leurs tambourins, puis la Belle entendit très distinctement le tonnerre des sabots qui se rapprochait. Un cavalier passa devant les fenêtres à la vitesse d’un boulet sa cape flottant derrière lui et son cheval bridé d’argent et d’or, qui escortaient sa course d’un rai de lumière.

— Oh, enfin, enfin, s’exclama la fille devant la Belle.

D’autres cavaliers surgirent, et ils s’alignaient le long du mur, masquant presque la vue de la Belle sur le jardin. Elle n’osait pas lever les yeux sur eux, ce qu’elle fit pourtant, et elle vit qu’il s’agissait de Dames et de Seigneurs splendides : chacun d’eux tenait les rênes de son cheval de la main gauche et, dans la main droite, un long battoir noir de forme rectangulaire.

— Allons, dans la salle, s’écria Sire Grégoire, et les esclaves qui avaient attendu en longue rangée furent introduits dans la pièce suivante, où ils se tinrent juste en face de la porte voûtée qui donnait sur le jardin.

La Belle découvrait à présent le premier de la file, un jeune Prince, et elle vit ce Seigneur à cheval, sa monture piétinant la boue devant l’arcade.

Léon fit légèrement se déplacer la Belle sur le côté.

— Là, comme cela vous verrez mieux, fit-il.

Et elle vit ce Prince croiser les mains sur la nuque et s’avancer.

Une trompette sonna, cueillant la Belle à froid, et la fit tressaillir. Et un cri s’éleva de la foule massée derrière l’arcade. Le jeune esclave, amené de force à découvert, fut aussitôt accueilli par le battoir de cuir noir du Seigneur à cheval.

Immédiatement, l’esclave se mit à courir.

Le Seigneur à cheval chevauchait à côté de lui, et le son du battoir s’éleva, haut et clair, tandis que le murmure de la foule paraissait se soulever et se muer en une cascade de rires estompés.

La Belle fut atterrée de voir les deux personnages disparaître ensemble sur le chemin. Je ne peux pas faire ça, je ne peux pas, pensa-t-elle. Je ne peux pas me forcer à courir. Je vais tomber. Je vais tomber par terre et m’abriter. Se faire attacher, se faire ligoter devant tant de monde était bien assez terrible, mais ça, c’est Impossible…

Mais un autre cavalier était déjà en place, et soudain on poussa une jeune Princesse en avant. Le battoir trouva où frapper, la Princesse lâcha un petit cri et, aussitôt, se lança dans une course éperdue sur le Sentier de la Bride abattue, le cavalier à ses trousses, la fessant férocement.

Avant que la Belle eût pu détacher son regard, un autre esclave était sur le point de s’engager, et ses yeux l’embuèrent lorsqu’elle vit au loin une pâle rangée de flambeaux délimitant le chemin qui paraissait remonter vers les arbres et les traverser, au-delà d’une vision tans fin de Dames et de Seigneurs qui festoyaient.

— Allons, la Belle, vous voyez ce qu’il faut faire, et ne pleurez pas. Si vous pleurez, cela n’en sera que plus dur. Vous devez vous mettre dans la disposition d’esprit de courir vite, en tenant vos mains croisées sur votre nuque. Là, croisez-les dès maintenant. Il faut que vous leviez haut les genoux, et évitez de vous contorsionner pour échapper au battoir. Quoi que vous fassiez, il saura vous trouver, mais je vous préviens, peu importe combien de fois je vous le répéterai, vous ne pourrez vous empêcher d’essayer d’y échapper. C’est là le piège, mais quoi qu’il en soit, restez gracieuse.

Un autre esclave courait, et un autre encore. Et de nouveau la jeune fille qui pleurait tout à l’heure fut pendue la tête en bas, se balançant tandis qu’on la fessait.

— La pauvre, fit la Princesse placée devant la Belle. Dans un instant, on va la fesser drôlement fort.

Soudain, il n’y eut plus que trois esclaves devant la Belle et l’arcade.

— Oh, mais je ne peux pas…, s’écria-t-elle à l’adresse de Léon.

— Billevesées, ma chère, suivez le chemin. Il va lentement se dérouler devant vous, vous verrez ses détours bien à l’avance, et ne vous arrêtez que si vous voyez l’esclave devant vous lui-même arrêté. Ici et là, la file des esclaves s’arrête, car lorsqu’ils arrivent devant la Reine, ils doivent recevoir ses louanges ou sa condamnation. Elle se tient sous un grand dais à votre droite, mais ne jetez aucun regard dans sa direction lorsque vous allongerez le pas, sans quoi le battoir vous prendra à l’improviste.

— Oh, je vous en prie, je vais défaillir, je ne peux pas, je ne peux pas…

— Belle, Belle, fit la jolie Princesse devant elle, contentez-vous de suivre mon exemple.

Et la Belle s’aperçut avec horreur qu’il n’y avait plus personne devant elle que cette fille.

Mais c’est alors que celle qui venait juste de recevoir la fessée fut placée devant elle, et poussée de force devant le battoir qui l’attendait. La fille était comme folle, en sanglots, mais elle se tint mains sur la nuque, et bientôt elle courait aux côtés de son cavalier hilare, un jeune et grand Seigneur qui arma son bras en le levant vers l’arrière, et qui la fessa.

Soudain, un autre cavalier fit son apparition, c’était le vieux Sire Gerhardt, et comme la Belle regardait, en proie à la terreur, la jolie Princesse s’élança pour recevoir les premiers coups et courut à ses côtés, ses genoux décrivant des bonds gracieux. Mais ses plaintes donnaient l’impression que le cheval du Seigneur filait encore plus vite et que le battoir s’abattait, plus lourd et plus impitoyable.

La Belle fut poussée sur le seuil du jardin. Pour la première fois, elle fixa du regard l’immensité de la Cour, les tables déployées sur le pré par dizaines, et aussi celles que l’on distinguait au-delà dans la forêt. Partout, des serviteurs et des esclaves nus. Le jardin était peut-être trois fois plus grand qu’elle ne l’avait cru depuis les fenêtres.

À force de terreur, elle se sentit toute petite, insignifiante. Perdue, tout à coup sans nom et sans âme. Que suis-je, à présent, aurait-elle pu penser, mais elle était incapable de penser. Et comme dans un cauchemar, elle vit tous les visages de ceux qui se tenaient aux tables les plus proches, Dames et Seigneurs, tournés pour assister au Sentier de la Bride abattue, et plus loin sur sa droite elle vit se dessiner la tribune de la Reine, couverte d’un dais et festonnée de guirlandes de fleurs.

Elle haleta, tâchant de reprendre souffle, et lorsqu’elle leva les yeux pour voir la splendide figure à cheval de Dame Juliana, ses yeux se remplirent de larmes de gratitude à l’idée que c’était elle, quoiqu’elle sût que Dame Juliana la fesserait peut-être encore plus fort pour accomplir son devoir.

Les nattes de la belle Dame étaient tressées du même fil d’argent que le galbe de sa robe. Elle paraissait faite pour la selle d’amazone sur laquelle elle était assise, et le manche de son battoir était attaché par une dragonne à son poignet. Elle souriait.

Elle n’eut pas le temps d’en voir plus, de réfléchir plus longtemps. La Belle courait en avant, sentant le craquement du Sentier de la Bride abattue sous ses fers, le martèlement des sabots à ses côtés.

Et bien qu’elle crût impossible d’endurer pareille dégradation, elle sentit le premier coup claquer sur ses fesses nues. Il possédait tant de force qu’il la déséquilibra et faillit la faire chuter. La douleur mordante irradia de l’impact de ce coup comme un feu brûlant, et la Belle s’aperçut qu’elle courait droit devant elle.

Le martèlement des sabots l’assourdissait. Et le battoir la saisit encore et encore, la soulevant presque de terre et la poussant droit devant elle. Elle se rendit compte qu’elle pleurait à grand bruit entre ses dents serrées, et ses larmes transformaient en halo les flambeaux qui traçaient clairement le chemin devant elle. Et elle courait, elle courait à toute vitesse en direction des arbres qui clôturaient le pré, sans aucun espoir d’échapper au battoir.

Tout se passait comme Léon l’en avait avertie ; le battoir la rattrapait sans cesse, et chaque fois la surprise était atroce, car vraiment elle tentait de courir plus vite. Elle sentait l’odeur du cheval, et lorsqu’elle ouvrit grands les yeux, cherchant de l’air, elle vit tout autour d’elle ces tables éclairées à la lumière des flambeaux et abondamment garnies. Des Seigneurs et des Dames buvaient, soupaient, riaient, se retournaient pour jeter un œil sur elle peut-être, elle n’en savait rien, elle sanglotait et elle courait pour échapper aux coups, qui tombaient de plus en plus dru.

« Oh, je vous en prie, je vous en prie, Dame Juliana », voulait-elle crier, mais elle n’osait pas demander pitié. Le chemin tournait, et elle ne le suivit que pour découvrir encore et encore des Nobles de la Cour qui banquetaient et, devant elle, indistincte, les silhouettes de l’autre cavalier et de l’autre esclave qui l’avaient largement distancée.

Sa gorge la brûlait autant que sa chair endolorie.

— Plus vite, la Belle, plus vite, et levez les jambes plus haut, réclamait à grands cris Dame Juliana, couvrant le souffle du vent. Ah oui, c’est mieux, ma chère.

Et puis il y eut une autre onde de douleur, et une autre encore. Le battoir trouva ses cuisses avec une gifle brutale qui la cueillit de bas en haut, et qui lui saisit les fesses.

Bouche grande ouverte, la Belle lâcha un cri qu’elle ne put réprimer, et aussitôt elle entendit ses plaintes vides de mots aussi clairement que les sabots du cheval martelant la cendrée.

Sa gorge se serra, même la plante de ses pieds la brûlait, mais rien ne la faisait tant souffrir que les coups de battoir, forts et rapides.

Dame Juliana paraissait possédée de quelque génie du mal qui rattrapait la Belle sous un angle, puis sous un autre, la soulevant à force de coups, la giflant rudement, à deux ou trois reprises, une série rapide.

Le chemin décrivait encore un tournant, et, loin devant, la Belle vit les murs du château. À présent, on était sur le chemin du retour. On atteindrait bientôt la tribune de la Reine.

La Belle avait l’impression que le souffle l’avait quittée ; cependant, miséricordieuse, Dame Juliana avait ralenti le pas, de même que les cavaliers devant elle. La Belle courut plus lentement, les genoux hauts levés, et elle sentit une grande détente la parcourir. Elle entendait ses propres sanglots étouffés, et les larmes coulaient de sa figure, et pourtant une sensation déroutante la traversa.

En un sens, elle se sentit soudainement calmée. Elle ne comprenait pas pourquoi. Tout à coup, elle n’éprouvait plus de sentiment de rébellion, même si la nécessité de se rebeller la tenaillait Peut-être était-elle tout simplement épuisée. Mais elle savait qu’elle n’était qu’une esclave nue de la Cour et que l’on pouvait tout lui faire subir. Des centaines de Seigneurs et de Dames lu dévisageaient avec amusement. Ce n’était rien pour eux, car elle n’était qu’une parmi tant d’autres, et tout ceci avait eu lieu des milliers de fois auparavant, aurait lieu des milliers de fois ultérieurement, et il lui fallait faire de son mieux, faute de quoi elle n’aurait qu’à prendre place, attachée à cette poutre en Salle des Châtiments, à souffrir pour ne divertir personne.

— Levez les genoux, ma précieuse chérie, lui répéta Dame Juliana tandis qu’elle avançait à présent un pas. Et, oh, si seulement vous pouviez voir combien vous êtes exquise, vous vous en êtes acquittée à merveille.

La Belle secoua la tête de côté. Elle sentit à nouveau ses lourdes nattes lui retomber contre les omoplates, et soudain, lorsque le battoir la frappa, elle l’accompagna d’un mouvement plein de langueur. C’était comme si cette étrange relaxation la radoucissait tout entière. Était-ce qu’ils avaient voulu dire lorsqu’ils lui avaient annoncé que la douleur la radoucirait ? Quoi qu’il en soit, elle éprouvait cette relaxation, ce désespoir… était-ce du désespoir ? Elle ne savait pas. En cet instant, elle n’éprouvait aucun sentiment de dignité. Elle se voyait très certainement comme Dame Juliana l’avait vue, et s’enorgueillit presque en l’imaginant, agitant la tête de nouveau, faisant saillir fièrement ses seins.

— C’est cela, ravissant, ravissant, s’écria Dame Juliana.

L’autre cavalier avait disparu. Le cheval se régla sur son pas ; de nouveau, le battoir frappa la Belle avec violence et la conduisit, entre les tables groupées, tandis que la foule allait s’épaississant, que le château se rapprochait, et soudain ils s’étaient arrêtés devant le dais royal.

Dame Juliana fit exécuter une volte à sa monture, et, avec de petites fessées pour la faire avancer, elle amena la Belle à côté d’elle pour attirer l’attention de la Reine.

La Belle ne leva pas les yeux mais elle put discerner les longues guirlandes de fleurs, l’image distante et blanche du dais qui se gonflait doucement sous la brise, et une foule de personnages assis derrière la balustrade festonnée du dais royal.

Elle avait l’impression que son corps était consumé de feu. Elle ne pouvait reprendre son souffle, et puis, un peu plus en hauteur, elle entendait les conversations, la voix pure et glacée de la Reine et d’autres personnages hilares. Sa gorge était à vif, ses fesses palpitaient de douleur, et voici que Dame Juliana lui murmurait :

— Elle est contente de vous, Belle, alors baisez promptement ma botte et jetez-vous à quatre pattes et baisez le gazon devant le dais royal. Faites-le avec esprit, ma fille.

La Belle obéit sans hésitation, et, comme si de l’eau courante lui lavait le corps, elle ressentit de nouveau cette sérénité. Qu’était-ce ? Du relâchement ? De la résignation ?

Rien ne peut me sauver, songea-t-elle. Tous les bruits qui l’entouraient se fondirent en un vacarme indistinct Ses fesses lui paraissaient luire de douleur, et elle imagina une grande lumière émanant d’elles.

Puis elle fut de nouveau sur ses pieds, et un autre coup violent l’envoya pleurer dans une sombre cellule du château.

De toute part, des esclaves étaient jetés sur des tonneaux, leurs corps endoloris prestement lavés à l’eau fraîche. La Belle la sentit s’écouler sur sa chair éraflée, avant d’éprouver la douceur de la serviette.

Aussitôt, Léon la fit mettre debout.

— Vous avez plu à la Reine à merveille. Vous teniez une forme magnifique. Vous êtes née pour le Sentier de la Bride abattue.

— Mais le Prince…, chuchota la Belle.

Elle était prise de vertige, et elle eut la vision trompeuse du Prince Alexis.

— Pas cette nuit, pas pour vous, ma jolie, il est très affairé à mille et un divertissements. Et vous devez vous trouver là où vous pouvez servir et vous reposer, car ce sera bien assez de l’épuisement du Sentier de la Bride abattue pour votre nuit de novice.

Il dénoua ses nattes et brossa ses cheveux en cascades. Elle respirait profondément et posément maintenant, et elle inclina le front sur la poitrine de Léon.

— Étais-je gracieuse, vraiment ?

— D’une beauté inestimable, murmura-t-il, et Dame Juliana est profondément amoureuse de vous.

Mais voici qu’il lui ordonnait de se mettre à quatre pattes et de le suivre.

Derechef, elle était dehors dans la nuit, sur l’herbe chaude, avec la foule bruyante autour d’elle. Elle vit les pieds de la table, les jupes ramassées, le remuement des mains dans l’ombre. Il y eut un hurlement de rire tout près et puis elle distingua devant elle une longue table de banquet couverte de friandises, de fruits et de pâtisseries. Deux Princes faisaient le service et on avait dressé à chaque extrémité des piliers décoratifs, avec des esclaves attachées, mains au-dessus de la tête, leurs pieds enchaînés légèrement à l’écart de la base des piliers.

Tandis que la Belle approchait, on emmena l’une d’elles et la Belle fut promptement ligotée à sa place, debout, la tête et les fesses gonflées appuyées au pilier.

Paupières baissées, elle pouvait observer toute la fête autour d’elle, étroitement ligotée, incapable de bouger, mais cela lui était égal. Le pire était passé.

Même lorsqu’un Seigneur qui passait par là s’arrêta pour lui sourire et lui pincer les tétons, elle n’y prit pas garde. Elle vit avec surprise qu’on lui avait retiré les petites clochettes de cuivre. Dans son épuisement, elle ne l’avait pas remarqué.

Léon était toujours à proximité, tout près de sa bouche, et elle était sur le point de lui murmurer une question pour savoir combien de temps on allait la laisser là, quand elle aperçut très distinctement devant elle le Prince Alexis.

Il était aussi beau que dans son souvenir, ses cheveux brun-roux se lovant en boucles contre son élégant visage, ses doux yeux marron fixés sur elle. Ses lèvres s’ouvrirent sur un sourire, alors même qu’il se dirigeait vers la table et qu’il donnait son pichet à remplir à l’un de ceux qui étaient de service.

La Belle le dévisagea du coin de l’œil. Elle vit son sexe dur et gros et la toison luxuriante qui l’entourait. La vision du Page, Félix, qui le suçait, l’emplit d’un désir soudain.

Elle dut soupirer ou remuer car le Prince Alexis, jetant un regard en direction du dais royal qui s’élevait à quelque distance de là, avant de se pencher au-dessus de la table pour rassembler quelques friandises, l’embrassa tout à coup sur l’oreille, se frottant au côté de Léon comme s’il n’était personne.

— Voulez-vous vous tenir, Prince malfaisant, fit Léon, sur un ton qui n’avait rien d’enjoué.

— Je vous verrai demain soir, ma très chère, chuchota le Prince Alexis avec un sourire. Et n’ayez pas peur de la Reine, car je serai avec vous.

La bouche de la Belle trembla, sur le point de crier, mais il était parti, et à présent Léon était revenu tout près de son oreille, et il lui chuchota, s’abritant la bouche de la main :

— Vous verrez la Reine demain soir pendant quelques heures dans ses Appartements.

— Oh non, non…, se lamenta la Belle, secouant la tête d’un côté et de l’autre.

— Ne faites pas la sotte. Tout ceci est excellent. Vous ne pourriez souhaiter mieux, et tout en lui parlant, il lui glissa la main entre les jambes et lui pinça doucement les lèvres.

Elle se sentit plus chaude, là.

— J’étais sous la tente royale pendant votre parcours. La Reine a été impressionnée, quoi qu’elle en eût, poursuivit-il, et le Prince a déclaré que vous aviez toujours fait preuve de cette forme et de ce tempérament. Encore une fois, il a plaidé en votre faveur, afin que la Reine ne censure pas son désir. Il a donc accepté de ne pas vous voir ce soir, et d’avoir une dizaine de Princesses, ou à peu près, qui paradent devant lui…

— Ne m’en dites pas plus ! s’écria doucement la Belle.

— Non, mais ne voyez-vous pas que la Reine a été ensorcelée par vous, et il le savait. Elle vous a regardé avec attention lorsque vous couriez, impatiente de vous voir arriver devant le dais royal. Et c’est elle qui a suggéré que peut-être elle devrait goûter vos charmes pour s’assurer que vous n’êtes ni vaniteuse ni trop gâtée comme elle l’avait supposé. Demain soir après dîner, elle vous recevra dans ses Appartements.

La Belle pleurait doucement, trop égarée pour répondre.

— Mais, la Belle, c’est un grand privilège. Il y a ici des esclaves qui servent durant des années sans avoir jamais été remarqués par la Reine. Vous aurez ainsi une occasion pleine et entière de l’enchanter. Et vous y parviendrez, ma chère, vous y parviendrez, vous ne pourrez y manquer. Et le Prince, pour une fois, s’est montré habile. Il n’a pas arboré son cœur en bandoulière aux yeux de tous.

— Mais que va-t-elle me faire ? geignit la Belle. Et le Prince Alexis, assistera-t-il à tout cela ? Oh, que va-t-elle me faire ?

— Oh, elle fera simplement de vous un objet de jeu, tout naturellement. Et vous veillerez à la satisfaire.

 

L'initiation
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